samedi 22 mars 2014

Zalmen et Shlomo

Pour la machine de guerre nazie qui décide, finalement, de liquider les juifs d’Europe, il ne doit pas y avoir de survivant. Ni pour subsister – et donc enrayer la « solution finale » -, ni pour témoigner. Tous ceux qui grimpent dans les trains ou les camions en direction de Chelmno, Belzec, Treblinka ou Birkenau sont destinés, quoi qu’il arrive, à être assassinés. La mort sera immédiate ou différée mais elle ne lâchera pas prise. Une mort massive et résolue administrée par les aristocrates du IIIe Reich. Pourtant, ce « totalitarisme », censé s’immiscer dans chaque pore de la société et exercer sur elle un contrôle absolu, est un mythe idéologique. Aucun régime politique n’a jamais accédé à cette autorité tentaculaire, même l’Eglise catholique. Les hommes pensent, résistent, s’échappent, sabotent et finalement détruisent un édifice bâti pour durer mille ans.
Parmi ces hommes, un juif de Pologne et un juif grec d’Italie : Zalmen et Shlomo.
Zalmen Gradowski a été déporté, avec sa famille, à Auschwitz-Birkenau en décembre 1942. Les siens furent gazés immédiatement, lui affecté à diverses tâches avant de devenir Sonderkommando. « Celui qui se tient au seuil de la tombe, écrira-t-il, c’est moi. » Le témoin n’est point un voyeur ; il est celui qui atteste. En mars 1945, son manuscrit, en yiddish, est retrouvé sous la terre du crématoire III de Birkenau par une Commission de l’Armée rouge : un carnet de 91 pages ainsi que deux autres pages enfermés dans une gourde en métal. « Cher lecteur, tu trouveras en ces lignes le récit des souffrances et des peines que nous, les plus malheureux enfants du monde, avons subies au temps de notre « vie » en cet enfer terrestre qui a nom Auschwitz-Birkenau. » Résistant, il sera assassiné lors de la révolte du Sonderkommando le 7 octobre 1944.
Shlomo Venezia est arrivé, avec sa mère, ses sœurs et 2 500 juifs déportés, le 11 avril 1944, sur la Judenrampe d’Auschwitz-Birkenau. « Dés la descente du train, les Allemands, avec leurs fouets et à force de coups, ont formé deux files, envoyant les femmes avec les enfants d’un côté, et tous les hommes sans distinction de l’autre. » Une sélection classique, donc, bien que parfois irrationnelle et opportuniste. Les archives du musée indiquent que seuls 320 hommes et 328 femmes ont été enregistrés dans le camp. Les autres... Après trois semaines de quarantaine, Shlomo intègre la baraque 11 du camp des hommes, entourée de barbelés et isolée : celle du Sonderkommando. « Qu’est-ce que ça veut dire Sonderkommando ? Commando spécial. Spécial ? Pourquoi ? Parce qu’on doit travailler dans le Crématoire... là où les gens sont brûlés. » Le 7 octobre 1944, la révolte avortée du Krematorium III sauve Shlomo qui, le 18 janvier 1945, au moment de l’évacuation générale du complexe d’Auschwitz-Birkenau, parvient à se faufiler dans les colonnes de déportés de la « marche de la mort ».
Le Sonderkommando de Birkenau est formé au printemps 1942 lorsque débute l’extermination systématique des juifs. Il est composé de jeunes juifs forcés d’extraire les cadavres des personnes gazées, de les traîner jusqu’aux fosses creusées près du Crématoire et de nettoyer les chambres à gaz pour « accueillir » les nouvelles victimes. Entre 60 et 150 déportés travaillent au Bunker 1 puis près de 400 au Bunker 2 à la fin de l’été 42. Quelques semaines plus tard, c’est le Sonderkommando qui déterre les 107 000 cadavres pour les brûler sur ordre d’ Himmler avant d’être lui-même gazé à Auschwitz I. La construction de quatre nouveaux Crématoires entraîne la réorganisation du groupe (deux rotations de douze heures), l’augmentation de ses effectifs (bientôt plus de 800) et de nouvelles tâches à l’été 1943 : déshabillage, rassemblement des vêtements puis extraction des dents en or, etc. Tentatives d’évasion et de révoltes ont ponctué la courte vie des Sonderkommandos. Les rares témoignages d’une poignée de survivants sont un matériau historique de premier ordre sur la machine exterminatrice nazie. Ceux de Zalmen et de Shlomo en font partie. Ils sont les « voix sous la cendre », celles qui n’auraient jamais du être émises, celles qui n’auraient jamais du être entendues. Moins d’une dizaine de manuscrits ont été pour l’instant retrouvés. Seuls les Sonderkommandos pouvaient témoigner de la « solution finale » mais ils étaient régulièrement liquidés par les SS pour ne laisser aucune trace du crime. L’Etat nazi avec sa bureaucratie, ses fonctionnaires dociles et obéissants, son armée, ses polices, ses indicateurs, ses collaborateurs, ses magistrats, ses médecins, sa discipline « germanique » tant vantée par les décideurs européens, aura finalement laissé passer l’irréparable : une poignée de pauvres juifs parvenus à saboter le bel édifice « totalitaire ». Serait-ce là une leçon de l’Histoire ?
Thierry Flammant
  • Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer. Témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, 1944, Texto, Tallandier, 2009.
  • Shlomo Venezia, Sonderkommando. Dans l’enfer des chambres à gaz, Albin Michel, 2007.

2 commentaires:

  1. Il y aurait toute une discussion à avoir autour de l'emploi du terme "totalitaire", mais ce n'est pas l'objet ici. Disons que le concept de totalitarisme, né pendant la guerre froide, sous la plume notamment d'Hannah Arendt, est largement remis en cause aujourd'hui par les historiens spécialistes du Troisième Reich (dont Johann Chapoutot) et de l'URSS de Staline, tant sa qualité heuristique s'avère limitée pour analyser et comparer des systèmes politiques qui, sur le fond, n'avait pas grand chose en commun.
    Pourquoi, par ailleurs, parler d' "aristocrates du IIIe Reich" ?

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