mercredi 26 mars 2014

Un témoignage du film Shoah

Quand le film de Claude Lanzmann sort sur les écrans en 1985, il est l’aboutissement d’un travail colossal de documentariste. On connaît son leitmotiv : il n’y a pas d’images de l’extermination des juifs donc toute fiction ou reconstitution s’avère illusoire et mensongère. Même s’il existe bien des photographies d’une crémation en plein-air prises par un Sonderkommando avec l’aide de résistants polonais ainsi que des dessins d’autres Sonderkommandos (ceux de David Olère, par exemple) et que le point de vue de Lanzmann a été, depuis, fréquemment débattu, son film fleuve aura permis de fournir une masse de témoignages contribuant ainsi à une meilleure connaissance de l’événement et de ses ressorts.
 Le camp d'Auschwitz I - 2014 TF
Parmi ceux-ci, celui de Filip Müller est intéressant à plus d’un titre. Il est non seulement l’un des 10 survivants d’un convoi de 1000 juifs slovaques arrivé à Auschwitz le 13 avril 1942 mais également l’un des rares Sonderkommandos ayant échappé à la liquidation lors de la libération du camp. Il a vingt ans lorsqu’il participe, très tôt, à la crémation des prisonniers morts au camp d’Auschwitz I en tant que Krematorium Kommando. Déjà, des exécutions par balles et des opérations de gazage ont été effectuées dans ce lieu. Claude Lanzmann l’interroge au début du film. 
En mai 1942, alors qu’il se trouve dans une cellule souterraine du block 11 avec d’autres détenus, les SS viennent les chercher pour les conduire vers un bâtiment avec une cheminée dans lequel ils sont violemment poussés :
« Aussitôt, la puanteur, la fumée m’ont suffoqué. Nous avons couru encore et alors j’ai distingué les contours des deux premiers fours. Entre les fours s’activaient quelques détenus juifs. Nous nous trouvions dans la salle d’incinération du crématoire du camp 1 d’Auschwitz. Et de là on nous a poussés vers une autre grande salle. Et nous avons reçu l’ordre de dévêtir les cadavres. Je regarde autour de moi. Il y a des centaines de corps. »
Les fours crématoires d'Auschwitz I - 2014 TF
Les ventilateurs des fours ayant trop chauffé, les briques réfractaires ont éclaté paralysant le bon fonctionnement des fours. Filip Müller poursuit son récit :
« Et plus tard, dans la soirée, des camions sont arrivés, et nous avons dû charger le reste, environ trois cents cadavres, sur les camions, et on nous a embarqués... aujourd’hui encore je ne sais pas où, mais c’était selon toute vraisemblance un champ à Birkenau. Nous avons reçu l’ordre de décharger les cadavres et de les mettre dans une fosse. Il y avait une fosse, une fosse artificielle... ».
A la question du cinéaste lui demandant si, à Birkenau, il n’y avait pas de crématoire à cette époque (en mai 1942 donc), Müller répond :
L'emplacement d'une fosse à Birkenau - 2014 TF
« Non. Il n’y en avait pas encore. Birkenau n’était pas achevé. Seul le camp B1 – devenu plus tard le camp des femmes – existait. C’est seulement au printemps 1943 que des ouvriers qualifiés et des manœuvres, tous juifs, ont dû travailler ici et construire les quatre crématoires. »
Auschwitz I, comme tout camp de concentration, possédait un crématoire. Ce que nous dit Filip Müller c’est qu’il a servi d’expérimentation aux SS dans la mise en place de la « solution finale » : utilisation des fours, des déportés juifs, transport vers les fosses... Une nuit, 250 à 300 juifs polonais venant de la Judenrampe, sont amenés dans la cour du crématoire. Après avoir été « rassurés » par le SS Aumeyer, celui-ci leur ordonne de se déshabiller pour la « désinfection »...
La grande morgue du crématoire avait été transformée en chambre à gaz, en 1942, et servi aussi de lieu d’exécutions dirigées par Grabner, chef de la Gestapo du camp.
La chambre à gaz d'Auschwitz I - 2014 TF

Devenu Sonderkommando à Birkenau, à l’été 1943, Müller est affecté au Crématoire II (le K II) puis au V jusqu’à la fin. Expérimenté, il poursuit son travail à une autre échelle et est le témoin de l’extermination des Tziganes, de la révolte des Sonderkommandos en octobre 1944 et contribue à l’évasion de Rudolf Vrba (cf. "Je me suis évadé d’Auschwitz", Ramsay, 1998). Faufilé parmi les déportés lors des « marches de la mort » à la libération du camp, il se retrouve à Mauthausen puis à Gunskirchen d’où il sera libéré.
Son témoignage écrit et filmé est un élément capital pour la connaissance du processus d’extermination.


  • Claude Lanzmann, "Shoah, 1985.
  • Filip Müller, "Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz", Pygmalion, 1980.

Thierry Flammant

1 commentaire:

  1. Les photographies clandestines des fosses d'incinération creusées à l'arrière du Krematorium V n'ont pas été prises par "un Sonderkommando avec l’aide de résistants polonais", mais par un groupe de prisonniers du Sonderkomando qui les a ensuite fait parvenir à la résistance polonaise à l'extérieur du camp.
    Autre précision, Claude Lanzmann ne se considère pas comme un documentariste.
    Enfin, la référence exacte du livre de Filip Müller est : Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, Paris, Pygmalion, 1980.

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